Une prise de position en faveur du peuple palestinien a suscité une vive polémique au fin fond de l’Extrême-Orient russe. Et pour cause, elle provient de Nabat, un média du Birobidjan, l’unique région autonome juive au monde. Mais qui n’a de juif et d’autonome plus que le nom… ou presque. Explications.
Peut-on afficher son soutien à la cause palestinienne lorsque l’on édite un journal local dans la très méconnue Région autonome… juive de Russie ? Pour une partie du lectorat du média en ligne Nabat, basé à Birobidjan – la capitale de cette province unique en son genre qui se trouve dans l’Extrême-Orient russe, à la frontière avec la Chine –, c’est une contradiction inacceptable.
Les réactions à la mise en ligne, la semaine dernière, d’une bannière clamant "Non à l’agression de l’armée israélienne contre la bande de Gaza ! Liberté pour le peuple palestinien !" ont été virulentes. "Ôtez cette bannière immédiatement ou nous, qui sommes nés à Birobidjan, vous le ferons payer" ou encore "Plusieurs ex-membres des forces spéciales israéliennes vont m’accompagner pour vous montrer de quoi l’armée israélienne est capable" sont deux exemples des menaces reçues par la rédaction de ce journal, qui se revendique comme socialiste.
"Premier foyer historique pour le peuple juif"
"Ce qui m’a surpris, c’est que ces messages étaient remplis de haine et absolument pas constructifs", souligne à France 24 Vladimir Sakharovski, le rédacteur en chef de Nabat et député à la Douma régionale. Il tient à préciser que sa prise de position n’équivaut pas à un soutien au Hamas, le mouvement islamiste palestinien responsable des attaques du 7 octobre sur le sol israélien. Son journal, insiste-t-il, "ne soutient pas les actes des terroristes et ce qui s’est passé le 7 octobre". Vladimir Sakharovski assure que sa position ne fait que rejoindre les préceptes du président russe, Vladimir Poutine, "qui a soutenu qu’il fallait d’abord penser aux populations" et qu’en tant que publication "socialiste", "nous devons soutenir les civils avant tout".
Mais le simple fait de publier une telle bannière, illustrée par le dessin d’un individu portant le keffieh et brandissant le drapeau palestinien, les doigts en "V" de la victoire, peut sembler incongru quand on est l’un des principaux (et rares) journaux de Birobidjan. En effet, même si cette Région autonome juive est aujourd'hui qualifiée "d’échec et d’absurdité historique", voire de "Disneyland juif" où ne vit qu’une infime minorité de juifs, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit "du premier foyer ayant été pensé pour le peuple juif, bien avant la création d’Israël", rappelle Alessandro Vitale, spécialiste de l’histoire de la Russie à l’université de Milan, qui a écrit sur le Birobidjan et l’a visité à plusieurs reprises.
Cette province a été inventée de toutes pièces par Joseph Staline en 1928. Le "Petit père des peuples" entendait ainsi, en partie, concrétiser "le projet de Lénine de créer des nations autonomes socialistes pour les minorités ethniques au sein de l’Union soviétique, par opposition aux États bourgeois", souligne Jeff Hawn, spécialiste de la Russie et consultant extérieur pour le New Lines Institute, un centre américain de recherche en géopolitique.
Mais Staline avait aussi une autre idée en tête en proposant aux Juifs soviétiques d’aller habiter cette province de 36 271 km², soit un peu moins que les Pays-Bas. Il voulait établir une présence humaine russe dans cette région reculée car "il avait peur que les Chinois, Coréens ou même Russes blancs cherchent à s’en emparer", précise Stephen Hall, spécialiste de politique russe à l'université de Bath. Sans compter que cette politique de peuplement permettait de résoudre "la problématique des juifs qui, aux yeux d’une partie des responsables soviétiques, dont Staline, étaient soupçonnés de ne pas être assez loyaux envers le nouveau régime communiste", poursuit ce spécialiste.
En outre, c’était aussi une manière de leur offrir une alternative au projet sioniste d’installation en Palestine. Une solution gagnant-gagnant en quelque sorte ? Sauf pour les juifs. En effet, "l’idée était d’en faire une province agricole, mais les juifs qui s’y sont rendus n’avaient souvent aucune formation et la terre dans cette région n'était que très peu arable", souligne Jeff Hawn.
Bons baisers d'Albert Einstein
Une partie du monde juif s’est enthousiasmé pour ce projet de "Sion sibérien". Des associations américaines, comme l’American Birobidzhan Committee – dont Albert Einstein fut le président honoraire – "ont fait d’importantes contributions financières à l’établissement de cette région", assure Alessandro Vitale dans l’un de ses articles consacrés à l’histoire de cette province semi-autonome.
Juste après la Seconde Guerre mondiale, cette utopie a pu apparaître comme un havre de paix pour les juifs d’Europe, et "on estime qu’en 1948, la population juive a atteint son paroxysme et représentait près de 25 % des habitants de cette région [aux côtés des Russes orthodoxes, des Chinois ou encore des Coréens, NDLR]", précise Stephen Hall.
Mais la fin du règne de Staline, empreint d’antisémitisme virulent, a marqué le début du déclin de la présence juive au Birobidjan. Un certain nombre d’habitants de cette province ont ainsi été victimes de la purge organisée dans le cadre du "complot des blouses blanches" – une affaire montée de toutes pièces par la propagande stalinienne en 1952 et impliquant des médecins, quasiment tous juifs, qui auraient tentés d’assassiner des responsables soviétiques. À la suite de cette affaire, Joseph Staline a déclaré que "tout sioniste est l’agent des services américains de renseignement".
Un traumatisme pour les Juifs soviétiques qui, à partir de là, ont cherché à quitter l'URSS plutôt qu’à s’installer dans l’une des régions les plus reculées de l’Union pour suivre une utopie agraire.
Et la fin du régime soviétique en 1991 n’a fait qu’accélérer ce mouvement. "Beaucoup de juifs de la région ont fait leur alya [émigré vers Israël, NDLR] dans les années 1990", souligne Vladimir Sakharovski, le rédacteur en chef de Nabat.
Une minorité encore plus minoritaire
À tel point que cette minorité est devenue encore plus minoritaire. Pour les uns – parmi lesquels se rangent Jeff Hawn et Vladimir Sakharovski –, les juifs ne représentent plus que 0,5 ou 0,7 % des 170 000 habitants de cette région, tandis que les plus optimistes, comme Alessandro Vitale, estiment qu’il y a encore jusqu’à 2 % d’habitants qui se revendiquent juifs. Il n'y a, en outre, qu'une seule synagogue.
Tous s’accordent à reconnaître que cette région n’a de juif ou d’autonome que la façade. La principale originalité de la région de Birobidjan "tient au fait qu’il y a deux langues officielles, le russe et le yiddish", souligne Jeff Hawn.
C’est peu et beaucoup à la fois. "La Région autonome juive de Russie reste le principal centre mondial de préservation et promotion de la culture yiddish", assure Alessandro Vitale. Les noms des rues sont encore écrits en yiddish, il y a des bibliothèques yiddish et à l’école, "les enfants, qu’ils soient juifs ou non, ont des cours sur l’histoire du yiddish", écrit ce spécialiste. L’un des derniers quotidiens en yiddish, le Birobidzhaner Shtern, y est aussi édité depuis 1930.
Une autre spécificité tient à la "coexistence pacifique entre les ethnies et les religions qui y règnent, notamment entre les juifs et les musulmans qui sont de plus en plus nombreux à s’y installer depuis 2008", affirme Alessandro Vitale.
Un exemple de cohabitation pacifique "qui risque d’être mis à mal par la flambée actuelle de violence au Moyen-Orient", craint ce spécialiste.
Mais il ne faut pas croire pour autant que tous les juifs du Birobidjan sont des inconditionnels d’Israël. Loin de là. "Il y a une relation compliquée avec Israël et il existe une tradition antisioniste dans cette région", assure Vladimir Sakharovski. Des tensions qui s’expliquent en partie aussi par le fait que l’État hébreu a "toujours considéré cette province avec méfiance, comme s’il s’agissait d’un concurrent", résume Alessandro Vitale.
La guerre entre Israël et le Hamas a ainsi ravivé de vieilles rancunes. Dans son dernier éditorial consacré à ce conflit, le journal Nabat a notamment assuré que ceux qui critiquent sa prise de position sont les mêmes qui ont "troqué les rêves d’Extrême-Orient pour ceux du Moyen-Orient dans la recherche de leur paradis".
"La plupart des messages haineux que nous recevons viennent de juifs qui habitent en Israël mais ont des origines ici", soutient à France 24 Vladimir Sakharovski. Une manière de suggérer que ces juifs ont abandonné leur droit de critiquer ce qui se passe dans la région dès lors qu'eux ou leur famille ont décidé de la quitter.
France 24